La Trinité Alexandrine dans Valentin ; la Cosmogonie Valentinienne par Tau Sophronius.
On sait que la philosophie alexandrine avait définitivement accepté la trinité divine composée : 1 ° de l’Être infini, l’un ou le bien (Unité absolue de Parménide) ; 2 ° de l’intelligence (dieu pensée d’Aristote) ; 3 ° de l’âme universelle (Dieu-feu de Zénon), âme qui est, en même temps la substance du monde et qui contient en elle, toutes les âmes particulières.
Dans le gnosticisme moderne, l’un est l’Être infini ; l’intelligence est l’être suprême ou parfait ; l’âme universelle est l’Éther universel. Mais dans le gnosticisme du 1er et du 2e siècle de notre ère, cette trinité fondamentale semble noyée dans une multitude d’hypostases appelées Éons et il est si difficile aux étudiants en philosophie de la reconnaître, que, rebutés par cette difficulté, ils abandonnent l’étude de la gnose en proclamant qu’elle est le cauchemar de l’humanité.
Nous croyons donc être utile à nos jeunes philosophes et à tous ceux qui veulent s’initier à l’histoire de la gnose, en mettant en évidence l’existence de la trinité fondamentale dans le gnosticisme et particulièrement dans la doctrine du grand Valentin.
I
Au premier siècle de notre ère, un philosophe du nom d’Alcinoüs, cherchant à concilier Platon et Aristote, fait des idées-essences de Platon, des pensées divines : L’idée, dit-il, par rapport à Dieu est sa pensée ; par rapport à nous, le premier intelligible… si Dieu est intelligence ou intelligent, il a des pensées, et ces pensées sont éternelles et immuables. Or, s’il en est ainsi, il y a des idées. Au-dessus de l’âme du monde, qui n’a l’intelligence qu’en puissance, est l’intelligence en acte, lieu des idées. « Mais il y a un principe supérieur encore. » Sans être la pensée, Dieu donne à l’intelligence de penser, et aux intelligibles d’être pensés, en éclairant la vérité de sa lumière. » Au-dessus de l’acte se trouve donc la cause même de l’acte, et cette cause est Dieu, Dieu est ainsi considéré comme le principe qui domine à la fois l’acte et la puissance. Cependant ce principe n’est pas encore l’unité alexandrine. Tout en s’élevant au-dessus d’Aristote, Alcinoüs appelle encore le premier Dieu la première intelligence. Le second principe est l’acte de la pensée (noêsis) ; le premier est l’être pensant, l’intelligence même (noûs). Alcinoüs ne peut se contenter d’admettre avec Aristote cet acte de pensée qui serait à lui-même sa propre substance, et sans sortir du point de vue de l’intelligence, il est amené à poser trois termes distincts :
1 ° La puissance de penser, ou âme du monde, dont le développement constitue le mouvement. Âme du monde qui se confond avec la matière même, qui est la puissance d’Aristote.
2 ° L’acte de la pensée (noêsis), identique à l’idée de Platon et au Dieu d’Aristote ;
3 ° L’intelligence (ô protos noûs), supérieure tout à la fois à la pensée en acte et à la pensée en puissance dont elle est la commune origine.
Valentin accepte cette doctrine d’Aicinoüs, mais au-dessus du Noûs il place un quatrième principe qui est l’un ou le grand, ineffable, des Alexandrins. Valentin le nomme encore comme les Perses l’inactif, le silencieux et aussi le grand abyme.
De cet Un sort l’intelligence (Noûs) et l’intelligible que les platoniciens nomment aussi la vérité (alêtheia) ; et de l’intelligence avec l’intelligible naissent Noêsis ou logos et Zoe la vie au sens d’Aristote, la vie qui est à la fois intelligible et intellectuelle. La pensée (la raison, le logos) se tourne vers l’unité ; la vie se tourne vers la variété. L’Etre est intelligible et intelligence et par conséquent pensée et vie. C’est ce que Proclus devait développer plus tard.
Quant à l’âme universelle qui renferme toutes les âmes particulières en même temps distinctes et unies Valentin l’admet dans son système et fait remarquer qu’elle constitue un grand organisme humain spirituel qu’il nomme l’homme et l’Assemblée ou Église. L’âme universelle est ainsi le monde pneumatique, réalisation parfaite de l’intelligible.
Mais l’âme est aussi autre chose. Le logos la pensée divine doit s’exprimer au dehors ; la vie veut se répandre au-dehors. L’âme est donc ainsi la parole proférée qui se propage dans l’univers apportant partout la lumière, c’est Christos ; elle est la vie qui circule dans l’univers comme un souffle embrasé c’est Pneuma-agion, le Saint-Esprit.
En résumé, la Trinité fondamentale des néoplatoniciens est tout entière dans la doctrine de Valentin, où les trois hypostases portent les noms suivants :
Néo-platonicien
1 ° L’un, le bien 2 ° l’intelligence
3 ° l’âme | Valentin
1 ° le silence, l’abyme 2 ° intelligence — vérité logos-Zoé. 3 ° homme-église. Christ — Saint-Esprit |
Maintenant, Valentin attribue, à chacune de ces hypostases ou éons principaux des qualités ou perfections éternelles, qu’il nomme des éons secondaires.
Le Noûs est sorti de la profondeur de l’Être il est donc le profond, l’insondable. Il est éternel, immuable, par conséquent il est celui qui ne vieillit, qui est toujours jeune, toujours le même. Il vit par lui-même ; il est immobile ; il est le seul engendré par l’Un.
Quant à l’intelligible, il s’unit de plusieurs manières, à ce qui peut le recevoir, par combinaison, mixtion, mélange qui sont les diverses formes de l’union bien qu’elles ne diffèrent pas sensiblement les unes des autres. Valentin ne parle ni de l’imitation, ni de la participation, ni de la procession. Ces diverses réunions font, d’après Valentin la joie et la félicité du Noûs.
II.
L’intelligible que les platoniciens et Valentin appelaient Vérité était nommée sagesse divine par les Perses. Le monde pneumatique est, comme nous l’avons vu, la réalisation parfaite de l’intelligible, c’est la sagesse parfaite.
Le monde physique ou hylique, ou la nature est la réalisation imparfaite de l’intelligible, c’est la sagesse imparfaite, appelée par les Valentiniens Achamoth. D’où vient cette Achamoth ?
Avant de répondre à cette question, il est nécessaire de se faire une notion exacte de la structure du monde physique telle que se la représentaient les anciens. La nature terrestre formant le noyau principal du monde était au centre. Elle était entourée de douze sphères concentriques peuplées par des Âmes que Platon nomme dieux et les gnostiques archons. Les sept premières sphères appartenaient aux sept planètes chacune résidence de l’archon chef de la sphère. La huitième sphère était celle des étoiles fixes.
Ce monde physique était distinct et séparé du monde pneumatique et placé au sein du Cénôme ou espace ténébreux.
L’Etre infini, le Un, avait formé le cénôme en s’en retirant pour ainsi dire et en se concentrant en un point qui est le Noûs. Mais tout en se retirant il avait entraîné avec lui toutes les idées ou intelligibles et n’avait laissé dans l’espace que le principe de la quantité que les Hindous appellent Maia et qui est aussi le principe de la séparation.
Pour des raisons que nous indiquons plus loin, une portion inférieure de l’âme hypostatique s’était séparée du reste de l’âme, et cette portion tombant dès lors dans le cénome s’était unie au principe de la quantité ou matière ; et toutes les âmes contenues dans cette portion d’âme hypostatique s’étaient ainsi trouvées séparées les unes des autres, formant autant d’individus différents. Par suite de cette séparation, la hiérarchie et la subordination de ces âmes, qui existait entre elle, dans le monde pneumatique, se trouvaient détruites, et toutes ces âmes ne formaient plus qu’un mélange confus ou chaos, l’Achamoth.
Toutes ces âmes se mouvaient dans le cénôme ; c’était le règne de l’arbitraire et du désordre. Elles se cherchaient souvent, elles fuyaient les heurts désagréables et recherchaient les heurts agréables, il se produisit ainsi des sympathies et des antipathies. Celles qui sympathisaient ensemble se réunissaient, s’aggloméraient et ainsi se forma la grosse sphère du monde physique semblable à un œuf au milieu de la mer du cénôme.
Par la force des choses et avec le temps il s’établit un certain modus vivendi qui longtemps continué une habitude et puis un pur mécanisme, ainsi s’établirent des lois fatales et nécessaires (la nécessité) parmi lesquelles celle des retours périodiques ou des alternances qui — nous font apercevoir du temps ; ainsi les lois fatales sont le pendant de l’intelligence et de la volonté ; elles ne sont que des habitudes invétérées.
C’est donc de l’œuf primitif que s’est développé le monde les êtres qui par leur agglomération ont formé la boue (mélange de terre et d’eau) sont restés au centre, les autres ont formé les astres avec leurs sphères. L’âme de la nature terrestre, qui comprend en elle toutes les âmes humaines, est restée attachée à la boue ; les âmes des archons et de leurs chefs se 6ont attachées aux astres et aux sphères qui sont au-de6sus. Et, comme l’enseigne l’astrologie, ces archons exercent leur influence avec la nature terrestre et la gouvernent.
L’âme de la nature terrestre (qui est surtout la Sophia imparfaite) est donc sous la domination des Archons et des lois fatales et avec elle toutes les âmes humaines.
Or qui est cause de cet état de choses ? Qui est cause que la Sophia est venue dans la matière ? Qu’elle est soumise à la nécessité et au temps ? C’est le chef des Archons ; c’est lui qui est le Démiurge ou le grand Dieu du monde physique. Comment est-il la cause de tout cela ? Parce que c’est lui qui est la cause de la séparation et de la chute dans le cénôme ainsi que nous le verrons plus loin.
D’ailleurs si le démiurge avait travaillé seul avec ses archons à organiser le monde physique, Userait bien plus imparfait qu’il n’est en réalité. Si ce monde offre un ordre parfois merveilleux et une certaine beauté, il le doit à l’intervention de Christos (la lumière) et de Pneuma-agion (l’esprit de vie).
Valentin a recouvert toute cette cosmogonie d’un voile mythologique emprunté à la cosmogonie phénicienne.
La belle nature était pour les phéniciens Astarté, l’Aphrodite des Grecs. Sa naissance est racontée delà manière suivante : un œuf tomba du ciel dans la mer (du cénôme) ; un poisson (Christos) ou des poissons le portèrent sur le rivage et une colombe (Pneuma-agion) où des colombes le couvèrent ; la déesse en naquit. D’après la Bible, la nature était informe et toute nue au sein des ténèbres du grand abyme, mais l’Esprit-Saint se mouvait sur la boue et la lumière vint sur elle. Alors elle se développa. D’après les cosmogonies d’Hiréonyme et d’Hellanicos, d’après les livres de Môchos, du Sanchoonnia de Philon de Byblos, etc.
En haut se trouve l’Éther et le vent ; en bas, l’érèbe ténébreux ; dans le lieu intermédiaire le chaos au sein duquel se développe l’œuf. La nature est d’abord de la boue qui se sépare ensuite en terre et eau. Il en sort Typhon le démiurge qui tient du Destin, de Chronos et d’Héraclès. Comme le destin, il est aveugle, comme Chronos il a des ailes et une faux. Ses jambes sont des serpents et il est un fort géant comme Héraclès.
Valentin nous dit qu’un avorton tomba dans le cénôme et qu’on l’appelle Achamoth (la boue primitive). Achamoth donna naissance au démiurge qui est le diable. L’avorton fut façonné et animé par Christos et Pneuma-agion. Aussi toutes les fois que la nature (Sophia) se tourne vers le Christ-lumière elle est contente, espère, sourit et se couvre de fleurs (printemps et été) ; lorsqu’elle se tourne vers la matière, elle est triste et pleure (automne et hiver). Le sourire de Sophia c’est la clarté du jour, ses soupirs sont les doux zéphyrs. Ses pleurs donnent naissance aux fleuves et à la mer, sa contraction et sa tristesse donnent naissance aux terres et aux pierres. Toutes ces images, Valentin les a empruntées à la mythologie égyptienne.
III
Voyons maintenant quelle fut d’après Valentin la cause de la séparation et delà chute. Noùs connaît seul la nature du grand ineffable, car il connaît tout l’intelligible. Cette science parfaite est cependant ambitionnée par toutes les âmes qui forment l’assemblée (ecclesia). Émanant de l’Être, elles tendent à lui, elles l’aiment, elles sont dévorées du désir insatiable de le connaître. Plus les âmes émanées sont loin de l’Etre infini, plus leur ignorance de ce mystère est grande et plus leur langueur s’augmente, leur insatiable désir devient pour elles une véritable souffrance. Il n’est donc pas étonnant que parmi les inférieures il se soit trouvé des âmes qui pour arriver à la science parfaite aient lutté contre l’impossible et qui dans la violence passionnée de cette lutte n’aient risqué de se perdre. Heureusement la limite est là pour retenir les âmes dans les bornes de leur propre nature. D’ailleurs, Christos par l’intermédiaire d’une grande âme leur expliqua le développement des êtres, ses lois, ses règles ses exigences, sa norme. Grâce à cette grande âme l’assemblée (Sophia-parfaite ou d’en haut) comprit que l’absolu, incompréhensible en soi, ne peut être perçu et saisi par ses émanations, et que son incommunicable essence repose dans l’éternel silence. D’un autre côté, pneuma agios leur enseigna la résignation, la prudence, la foi, l’espérance, la charité et leur rendit la béatitude.
Toute l’assemblée reconnaissante élut pour son chef suprême la grande âme interprète du Christos, et qui l’avait sauvée. On lui donna le nom de sauveur et elle devint le conseiller, le protecteur, le nourricier spirituel, le prédicateur ou le docteur, le pontife ou l’ecclésiastique de l’assemblée. Le sauveur fut comme l’épanouissement la fleur, l’étoile, la tête du grand organisme spirituel, et pour marquer son union indissoluble avec l’assemblée, on lui donna le nom d’époux de l’Église et à l’Église celui d’épouse du Christ-sauveur.
Néanmoins, une grande âme inférieure de l’assemblée, pervertie par les efforts qu’elle avait faits, crut être en possession de la science parfaite et ne voulut pas se joindre aux autres membres de l’assemblée pour reconnaître comme chef le Christ-Sauveur, cependant, cette prétendue science parfaite était bien limitée et bien erronée. Son orgueil, son arrogance menaçait la paix de l’assemblée, celle-ci la chassa et dans son exil, elle entraîna à sa suite toutes les âmes qu’elle contenait. Telle fut l’origine du chaos.
Le corps des plantes et animaux et leur principe vital est un produit des archons ; le corps et le principe vital de l’homme ont la même origine, mais son âme lui a été donnée par Sophia (l’âme de la nature terrestre) et comme celle-ci est d’origine céleste, l’âme de l’homme est aussi une de ses parties, étincelle d’origine céleste.
Les âmes humaines et la nature, soumises à l’influence des archons et aux lois fatales soupirent après leur délivrance. Elles espèrent que celui qui a sauvé le plérôme viendra un jour les délivrer, telle est la foi inébranlable (Pistis) de Sophia.
Telle était aussi la doctrine enseignée dans des mystères antiques et qui nous est parvenue sous le voile du mythe de Prométhée. L’homme, par sa pensée prévoyante, étincelle ravie du foyer de la pensée divine, invente la science et les arts ; mais, clouée par les liens du corps au rocher de la matière, et rongée par le vautour du désir, la pensée de l’homme aspire à l’infini sans pouvoir l’atteindre. Un jour cependant, la force mise au service de la justice, Hercule vainqueur de la matière, délivrera la pensée captive, et lèvera la malédiction que l’Intelligence divine, comme jalouse de ses richesses, semblait avoir lancée contre l’intelligence humaine : alors Dieu et l’homme seront réconciliés.
Ne m’étant pas donné pour sujet l’histoire de la délivrance, j’arrêterai ici l’exposé de la doctrine Valentinienne.
Ai-je besoin d’ajouter en terminant que cette doctrine ne peut pas être adoptée telle que je viens de l’exposer par les Gnostiques modernes. L’astronomie moderne ayant détruit à jamais le système de Ptolémée et notre éther universel composé de monades prenant la place de l’âme hypostatique ancienne nous sommes obligés de modifier grandement le système Valentinien. Cependant, le fond reste le même et si nous devons recouvrir notre doctrine d’un voile poétique, nous ne pouvons qu’adopter le langage de Valentin.
Ce n’est point du reste par quelques études qui ont été publiées sur les anciens gnostiques que les curieux pourront avoir des notions sur le gnosticisme moderne. Pour connaître celui-ci, il est nécessaire de se faire initier [1].
Ŧ Sophronius, Évêque de Toulouse.
La Voie, 1905, pages 81.
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Note
[1] Cette initiation se donne en trente-trois grades analogues aux grades maçonniques. Comme la franc-maçonnerie, notre société gnostique est une société fermée dans laquelle on est reçu qu’à certaines conditions. Ces conditions ont été axées dans la constitution et les règlements généraux de l’Eglise gnostique qui ont été votés par le concile de Toulouse de 1903. J’ajoute que comme la franc-maçonnerie, la société gnostique est une société de secours mutuels, et qu’à ce point de vue elle peut rendre à ses adeptes de très grands services dans la vie pratique. Toute personne de l’un et de l’autre sexe âgée de 21 ans pouvant être reçue dans le Gnosticisme, on doit adresser les demandes d’initiation à M. le secrétaire général de l’Eglise gnostique, rue Pestalozzi, 3, Paris.