Les Eglises Gnostiques

Vintras, Boullan et le satanisme

Vintras, Boullan et le satanisme.

Il m’a été donné d’être mêlé aux aventures tragiques du Vintrasisme agonisant ; sans le moins du monde partager la doctrine de Stratanael (Eugène-Michel Vintras), réincarnation du prophète Élie, les circonstances ont voulu que je défende – même en champ clos – comme au temps des querelles religieuses, son successeur, l’ami de J.-K. Huysmans, l’abbé Boullan, le plus extraordinaire thaumaturge de notre siècle positif, grand pontife du Carmel, se disant l’âme même de Jean-Baptiste – bref, le docteur Johannès de Là·Bas.

Je ne regrette point ces petits dérangements, car je suis reconnaissant au Vintrasisme des surprises intellectuelles dont me gratifia ce culte peu connu, régal des curiosités les plus blasées.

En 1839, le 6 août, à Tilly-sur-Seules, l’archange saint Michel révéla sa mission au contremaître d’une usine de papier, nommé Vintras, et l’avertit qu’Élie était descendu dans son âme pour préparer la venue du Paraclet. Cette extase transforma le modeste et pieux ouvrier à qui elle communiqua un lyrisme inconnu depuis Ézéchiel ; ce fut le point de départ d’une trouble et éclatante odyssée, coupée de conversations angéliques, de batailles contre les magiciens noirs, de brefs excommunicatoires, de prodiges ahurissants et d’un peu de prison.

Qui connut et approcha Vintras subit le charme de son verbe et de sa majesté impérative. Comme le cordonnier Jacob Boehme, il reçut en une seule fois la science de toutes les choses sacrées sans avoir rien lu et ne sachant presque pas écrire. Princes, prêtres, moines, religieuses étaient conquis par le prestige de ce mystérieux esprit.

Il rayonnait sur Paris – où il compte aujourd’hui encore de nombreux adeptes – du Carmel de Montplaisir, faubourg de Lyon. Là son temple avec, sous ses ordres, les deux sacerdotes, M. Soidekerck, ancien fabricant de chasubles, et le duc de Parme.

J.-K. Huysmans connut, il y a deux ans, Soidekerck, vieillard un peu usé par les pratiques des mystères, lequel lui confiait plaintivement : « Ah ! monsieur, mon maître me fait écrire toute la nuit. Et qui donc, votre maître ? » questionnait l’écrivain d’A Rebours. « Dieu, monsieur, Dieu », répondait le pontife.

C’est à Montplaisir que les pèlerins trouvent encore l’autel de Vintras, surmonté d’une « croix hostiaire », dont le froment, étoilé d’étranges géométries sanglantes, commence à être un peu tourmenté par des vers irrespectueux. Au beau temps du prophète, il célébrait là, dans une chambre tendue de rouge, le sacrifice provictimal de Marie, sorte de messe en français en l’honneur de la sainte Vierge : les hosties d’elles-mêmes sortaient du calice, où un sang véritable pleuvait du plafond et, dans ses prières, le thaumaturge, devançant les prodiges du médium Eusapia, reconnus aujourd’hui scientifiques, s’élevait du sol comme ascensionné par les invisibles mains des Anges.

Des scènes plus étranges encore s’y déroulèrent. Le prophète, appuyé sur son autel, combattait les messes noires qu’il prétendait voir à distance au moment où elles étaient dites à Londres et à Rome par des prélats et des hommes politiques ligués contre le Carmel.

Le Carmel, en effet, s’était allié aux Naundorff et prétendait, par des voies mystiques, conduire à leur trône ces candidats évincés, mais assez dangereux, cependant, pour être condamnés par les cours d’Europe et le Souverain Pontife.

Vintras devenait encombrant. On profita de quelques défections retentissantes comme celle de Gozzoli pour accuser le Carmel d’être un réceptacle d’impureté, et on arrêta le thaumaturge, soupçonné d’avoir extorqué des sommes à ses fidèles.

Les dames Cassini et Garnier, qui donnèrent l’une 800 francs, et l’autre 3,000 francs, reconnurent au tribunal que ces présents étaient volontaires. On n’en condamna pas moins, en 1842, le prophète à 1,000 francs d’amende et à cinq ans de réclusion. Vintras courba la tête ; que lui faisait d’ailleurs un vain emprisonnement ? Ayant le don de bilocation, il apparut sans cesse à ses amis et pontifia quand même au Carmel, tandis que son corps seul restait enfermé à Rennes.

Notez que dans la visite domiciliaire, « Dieu se chargea lui-même, au dire d’un disciple, de dérober tout ce qu’il ne voulait pas laisser saisir… Que diraient ces messieurs du parquet s’ils apprenaient que leurs yeux n’ont pas vu, que leurs mains n’ont pas senti des objets précieux très à découvert et sur lesquels leurs regards et leurs mains se sont promenés dix fois ? » (Sic.)

Les événements se chargèrent de venger Vintras. Bardout, qui avait refusé de plaider pour le prophète dans la crainte du ridicule, devint fou peu après. Mgr. Paysant, évêque d’Angers, mourut après un dîner où il attaqua Pierre Michel ; Mgr Varin, évêque de Strasbourg, ayant écrit un article contre le Carmel, périt subitement…

Cependant la doctrine de Vintras ne méritait pas tant de foudres. Elle se bornait à ces trois points :

1° Immaculée Conception de la Vierge Marie (pas encore reconnue alors par le Saint-Siège).

2° Angélité de nos âmes avant la vie terrestre.

3° L’enfer n’est pas éternel (Vintras avait appelé son église l’« Œuvre de Miséricorde »).

L’abbé Boullan, docteur en théologie, longtemps directeur des Annales de la Sainteté, seule revue mystique catholique de ces dernières années, puis enfermé dans les cachots de l’Inquisition à Rome, pour avoir, disait-il, guéri une possédée avec la robe sans couture du Sauveur, adopta ces dogmes et, devenu Jean-Baptiste, succéda à Vintras-Elie.

Il ne fut pas reconnu par tous les Vintrasistes de Paris et de Lyon. Les premiers se divisèrent en deux chapelles, l’une à Montrouge, l’autre aux environs de la rue Sainte-Anne, sous la direction de la femme d’un ancien banquier. Les seconds se groupèrent autour d’un menuisier.

M. Leymarie, le représentant des spirites kardécistes, m’a conté, si j’ai bonne mémoire, qu’il vit Vintras officier, à Paris, chez un gendarme. Le Dr. Martin, descendant du fameux

Martin de Galardon, continue encore, près du Luxembourg, le culte du « Prophète ».

L’abbé Boullan était un tout petit homme à mâchoires puissantes, aux yeux d’illuminé, au bon rire, de cœur simple et doux. Je le trouvai, à Paris et à Lyon, très différent de son prédécesseur, qui, géant à tête très longue, étalait une barbe immense en éventail.

Tous deux portaient au visage d’étranges signes mystiques dessinés par les rides. Vintras avait une colombe nettement tracée entre les deux sourcils, et Boullan montrait, au coin de l’œil gauche, le pentagramme kabbalistique (l’étoile à cinq pointes), très visible aux derniers jours de sa vie.

M. J.-K. Huysmans et moi avons visité le modeste sanctuaire de la rue La Martinière à Lyon. Les combats astraux s’y livraient, effrayants et un peu chimériques, ayant pour champ de bataille le petit autel où Boullan célébrait, pieds nus, le sacrifice de gloire et de Melchisédech, par lequel devaient être foudroyés le chanoine Docre de Bruges, les magiciens noirs de Paris et les grands opérateurs de Rome… En fait, M. J.-K. Huysmans me l’a conté et j’ai pu vérifier ces faits, il soulagea des âmes tourmentées de satanisme, guérit des possédés et même des bestiaux, enleva comme avec la main des dilatations d’estomac et, à l’aide de bougies et de sel, empêcha très souvent le fil des tisseurs de se casser.

Les « envoûteurs » s’en vengeaient en ne le laissant jamais tranquille. Il me montra sa jambe traversée jusqu’à l’os par des effluves sataniques, et les balles des pistolets fluidiques avaient creusé davantage encore son ascétique poitrine.

Le peintre Lauzet, de passage à Lyon, constata un soir de lutte la rumeur de coups de poing invisibles sur le front du pontife officiant. Son front se gonfla de bosses et il s’évanouit, car il s’était laissé surprendre, ayant commencé trop tard le combat.

Ainsi que J.-K. Huysmans, j’ai gardé de ces « Waterloo dans le vide » le souvenir le plus étourdissant.

Ce petit homme – averti par le vol des éperviers, secondé par l’excellente voyante, madame Thibault, qui, les yeux levés au-dessus de ses lunettes, apercevait les légions des anges et des démons – l’hostie comme une épée au poing, bondissait, invoquant les Glaivataires et les Invincibles, tout enveloppé d’une longue robe de cachemire vermillon serrée à la taille d’une cordelière blanche et rouge, avec, au-dessus, un manteau découpé sur la poitrine, en forme de croix, la tête en bas.

Ce guerroyant de l’invisible était au demeurant le plus doux des hommes. Lui aussi, il partagea cette sorte de malédiction qui pèse sur le Vintrasisme. Il fut condamné par un tribunal de l’Empire sur ce seul considérant : « Étant donné que l’abbé Boullan n’a pu avoir de conversation avec la Vierge… » « Mais c’est justement ce qu’il faudrait prouver, » me dit M. J.-K. Huysmans, qui refuse non sans justesse à la magistrature le droit de dénier en principe le miracle. Quant à la théorie du docteur Johannès sur les « unions de vie », elle fut, je crois, mal interprétée dans un sens profane, ce terme ne désignant que ces mariages mystiques dont parlent sans cesse sainte Thérèse, Marie d’Agréda et Salomon.

Il mourut dans son rêve, persuadé qu’il verrait l’Archange de l’Apocalypse ouvrant le ciel de sa trompette pour crier : « Il n’y a plus de temps. » Croyant annoncer le règne glorieux de Jésus pour l’ère du Paraclet, il reste pour des intelligences impartiales le dernier des millénaires et des exorcistes, et une manière de martyr obscur, où il y eut trop de l’illuminé.

M. Rou du Fort à Champigny devint ensuite le grand pontife du Carmel, mais pas pour longtemps. Sa femme le trouva un jour, en travers de son lit, habillé et mort… C’est elle qui maintenant célèbre la messe de gloire de Melchissédeck toute seule, sous les espèces du vin rouge, les prêtres mâles seuls officiant avec du vin blanc.

Pauvre Vintrasisme ! Écrasé sans cesse, il palpite encore, çà et là, mais épars et mélancolique, épuisé par ses miracles, déchiré par ses hérésies (1).

Vintras, Boullan et le satanisme, Jules Bois, in Les petites religions de Paris, 1894.

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(1) J’apporte une étude complète du Vintrasisme dans mon livre : Le Satanisme et la Magie.

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